(N.B. Alain Savouret a écrit cet article après les JNME 2013 à Amiens pour compléter son article paru dans ÉlectrOpuscule n°1. Celle-ci est une réédition en ligne de l’article proposé par l’Aecme en 2024.)
Perspective Holophonique
« De quelle holophonie voulons-nous parler? »
À l’intention des étudiants/stagiaires, quelques remarques postérieures à l’atelier « Holophonie » (Journées Nationales Électroacoustiques AECME au CRR Amiens, le 4 décembre 2013), et complémentant mon article paru dans ÉlectrOpuscule n°1 : « De la conjugaison du temps… »
I – Amont et aval du multicanal
Dans un premier temps, et de façon un peu rudimentaire, parlons globalement de multicanal à partir du moment où plusieurs haut-parleurs sont mis en jeu dans un espace donné, haut-parleurs mis en vibration par une ou plusieurs modulations circulant à travers plusieurs canaux (on peut très bien concevoir une musique inscrite sur un support monophonique, et la diffuser en salle publique via une console multiphonique). Le survol historique tentera d’affiner l’approche.
Distinguer l’amont et l’aval du multicanal (contraction de « réalisation multicanale » : mais faut-il rendre qualificatif le substantif multicanal ?) c’est distinguer :
- d’une part la phase première de réalisation de l’œuvre qui s’opère en studio (autrefois la « cabine » du studio d’enregistrement), comprenant la génération des éléments/matériaux (prises de son ou synthèse), leurs traitements, leur assemblage (pré-mixages et mixage), ce qu’on peut donc nommer l’amont de l’œuvre
- et d’autre part la phase seconde de réalisation de l’œuvre qui s’opère en un lieu autre que le studio ; c’est sa diffusion (ou interprétation ou projection, ou transmission) publique, qu’on peut nommer l’aval de l’œuvre.
L’amont. Dans cette phase le compositeur (ou réalisateur) adopte des comportements spécifiques qui pourraient correspondre à des sortes de « métiers » distincts.
- luthier : il conçoit ou emprunte des « outils » de génération sonore, du micro aux logiciels de synthèse numérique. Ces outils sont personnels ou partagés dans le cas des collectifs de compositeurs.
- instrumentiste/improvisateur : il joue de ces « outils », se comporte en « interprète » façonnant la matière brute par bribes ou par séquences.
- compositeur : il organise et assemble les éléments façonnés et constitue des voies de mixage en vue du mixage final.
Mais « quand » s’effectue ce mixage final : ici en amont, dans le studio, ou en aval, lors de la diffusion publique ?
En effet, deux cas de figure se présentent qui sont même des options fortes pouvant avoir des conséquences stylistiques ou esthétiques si on les radicalise :
1) le mixage final est « achevé en studio » (une « inscripture » définitive), dans la phase dite en amont de l’œuvre. Le compositeur « signe » à ce moment là son œuvre, la clôt. La diffusion publique, à la console, n’aura que peu d’incidences sur « l’essentiel » de l’œuvre, l’essentiel perçu par le public. Le mixage final en studio livre donc l’œuvre « prête à l’emploi » puisque l’option du compositeur est de « projeter » sa pièce comme on projette un film. Dans vos expériences d’écoute vécues dans le stage, c’était bien l’option de J-F Minjard ou J-M Duchenne (multicanal dans une perspective myriaphonique aurait pu dire A.Moles) ou la mienne, plus élémentaire (multicanal dans une perspective holophonique). Dans les deux cas l’interprétation publique à la console (en aval) est secondaire, voire négligeable.
Raison pratique dans le cas des pièces de J-F Minjard et J-M Duchenne: c’est digitalement impossible de contrôler en « temps réel » de 22 à 32 voies ! Une première raison élémentaire mais suffisante. Il y en a d’autres, plus subtiles, que les intéressés ont développées dans le stage. Dans mon cas (atelier « pentaphonique » du 4 décembre) je rappelais que le transfert global d’une prise de son tétra, penta, ou hexaphonique (voir plus) que l’on voudrait imposer comme simulacre de la réalité sonore captée, est très difficile à rendre sensible, efficient (réglages complexes entre le niveau d’intensité des haut-parleurs, leur éloignement, leur hauteur, etc.). Et une fois trouvé ou approché au mieux le bon réglage, la moindre action dynamique sur une des voies de console détruit l’équilibre relatif des phases et annule la sensation d’une présence « holophonique » dans l’espace de diffusion et ce surtout dans le cas d’évènements qu’on disait « réalistes » (tout ce qui ressort de « l’audible nommable » propre à chacun).
- Un élément, un moment, un « événement » réaliste pourrait englober de ce que nous avions nommé plus singulièrement une phonographie avec Jean-Léon Pallandre, au début des années 90, dans le cadre d’une maîtrise d’œuvre dans le quartier du Fort-Nieulay à Calais. Nous allions plus loin dans la définition : « La phonographie comme captation microphonique volontaire, cadrée, intentionnelle d’une réalité acoustique dans le but, l’espoir au moins, d’en suggérer ou révéler un sens qui ne se confond pas avec la signification anecdotique de cette réalité ». Ou encore : « …l’envie de faire dire à la phonographie, par simple cadrage, ce qu’elle cache sous sa surface, son apparence ».
- Ici et maintenant, dans cette perspective holophonique, un événement réaliste est pour moi celui dont on a déjà une expérience sensible (« l’audible nommable »), vécue et mémorisée en amont du « simulacre espéré » lors de la diffusion (voir plus loin « Totalité ou globalité »). Il y a reconnaissance immédiate d’une situation sensible vécue. En perspective holophonique on tente d’aller au-delà d’une re-présentation de l’événement (comme avec une image stéréophonique), pour atteindre un simulacre de présentation, c’est à dire pouvoir se dire :« ici et maintenant, j’ai la sensation d’y être ! »…
- Petite remarque personnelle supplémentaire, c’est la pièce Hétérozygote de Luc Ferrari, que j’ai « n » fois défendue à la console, qui m’a convaincu d’inventer (aussi) de la musique avec les moyens électroacoustiques. C’est bien la moindre des choses que d’essayer, dans cette filiation, de dépasser la re-présentation stéréophonique de l’époque par une présentation holophonique (simuler du présent, un ici et maintenant tangible) : 1) en appui sur la technologie du multicanal et, 2) avec l’adoption par exemple d’une situation d’écoute circonvoisine (dès-orientée) donc non-démarcative (non orientée dans un axe frontal). Ce projet est peut-être l’amorce de ce que j’aimerais nommer, pour voir et débattre, un « nouveau réalisme haut-parlant» (ou bien même un « nouvel anecdotisme » si l’on souhaite aller jusqu’à la provocation de ceux, les malentendants des années 50, qui ont dénigré, au-delà de la musique, les conquêtes « concrètes » d’après-guerre, en théâtre, en radiodiffusion, en littérature, en cinéma).
2) le mixage n’est que partiellement achevé dans l’amont de l’œuvre et c’est dans l’aval de l’œuvre (sa manifestation publique) que le compositeur estime totaliser les différents rôles qu’il a pu jouer en phase première de réalisation, dans le studio. Mais aux « métiers » exposés en a), b), c) il va ajouter un d) qu’on peut nommer diffuseur ou interprète et qui va s’exprimer, hors studio de réalisation, dans le lieu public. En simplifiant, disons que la composition de l’œuvre ne s’achève qu’à ce moment-là (par exemple, Pierre Henry a été le grand défenseur du mixage final « en direct », parfois en sur-jouant la situation par un dispositif technique habilement mis en scène : plusieurs magnétophones à vue en plus de la console de diffusion).
L’aval. Concernant celui-ci, je renvoie à mon article « Conjugaisons du temps » dans ÉlectrOpuscule n°1, paragraphe III : « Les glissements progressifs du plaisir…vers la scène ». J’y évoque cette phase de transmission publique en proposant schématiquement trois cas de figure qui développent l’aval en question :
- soit la « projection neutre » comme celle d’un film cinématographique : jeu « effacé » à la console « transparente » pourrait-on dire, simplement contrôlée (niveau global) par le compositeur-accompagnateur. Dans ce cas, prédominance de l’amont sur l’aval et vraisemblablement nécessité d’un positionnement spécifique des haut-parleurs impérativement lié à la conception initiale de la spatialité (mode d’occupation de l’espace) de l’œuvre.
- soit la « diffusion interprétable », jeu actif sur la console (elle-même plus ou moins active) par le compositeur-chef d’orchestre : c’est la cas le plus fréquent dès qu’il y a installation d’un ensemble diversifié de haut-parleurs ; le compositeur doit adapter son interprétation au dispositif.
Pour une approche affinée et documentée du sujet, je recommande la lecture des Actes III (1997) de l’Académie Internationale de Musique Électroacoustique/Bourges : « Composition/Diffusion en Musique Électroacoustique » (Ed. MNEMOSYNE). Une véritable somme, où vingt compositeurs de plus de dix pays y manifestent leurs expériences de la relation entre ce que l’on peut nommer l’amont et l’aval d’une œuvre.
- soit, cas spécifique, une « diffusion/réalisation en temps réel » dont le « degré 0 » serait par exemple celui où les différentes parties/voix de la composition sont inscrites sur un support (historiquement, chacune sur un magnétophone spécifique), jusqu’au degré ultime où, présent sur la scène, le compositeur-joueur de laptop fabrique et diffuse, en temps réel, son œuvre.
II – Approche historique – Distinctions terminologiques
Essayons de trouver le chemin de cette « perspective holophonique » qui m’interpelle sous cette dénomination depuis les années 90, mais que j’avais mis en route sans la savoir nommer en 1970/1971, à partir d’expériences de prise de son concrète à 4 microphones conjoints pour 1 événement sonore, expériences faites en compagnie de Pierre Boeswillwald et Robert Cohen-Solal. Cela se déroulait au Studio 52 du Centre Bourdan, bâtiment abritant alors le Service de la Recherche de l’ORTF dirigé par Pierre Schaeffer.
Pour retrouver des traces terminologiques et ce à quoi elles se réfèrent, je livre en vrac et sans corrections quelques notes prises après lecture d’un des opuscules édités régulièrement par le Festival Du Son sous le titre « Conférences des Journées d’Études » ; il s’agirait de celui de 1977 mais (correction à la main) plus vraisemblablement celui de 1975.
Je notais donc : « …nombreux articles de personnes de référence : Condamines, Winkel, Moles……Ils sont donc rédigés principalement par des scientifiques, des ingénieurs, des sociologues, et la plupart du temps avec des visées techniques relatives à la prise de son, aux implantations microphoniques, aux angles, aux positionnements des H-P, etc….
…il semblerait que le terme holophonie circule bien depuis les années 70, y compris pour des notions de stéréo holophonique !!! (stéréo de phases ? où la profondeur serait particulièrement soignée ?)…
…des confusions possibles avec la tétraphonie dite aussi (visée commerciale)
« quadraphonie » (les tentatives d’édition de disques noirs en « quadra » qui échouèrent). Remarque : il faudrait arrêter de mélanger latin et grec…
…quelques bonnes intuitions malgré le manque évident d’expériences publiques (sauf Condamines) et peu de questionnement sur le ressenti du point de vue d’un auditeur sinon qu’il devrait, chez lui, avoir la sensation d’être dans une salle de concert et « …en fermant les yeux, voir apparaître à travers nos deux oreilles, le fantôme acoustique de l’orchestre étalé sur la scène comme il se doit » précise ironiquement Abraham Moles, dénonçant par là le kitsch spatial qui s’en suivra dans les projets des ingénieurs du son influencés, sinon manipulés, par le milieu économique et « marchand ».
À lire, donc, ce très bon article d’Abraham Moles ; le titre, déjà, dit beaucoup : « Stéréophonie, tétraphonie, Myriaphonie : vers la sensualisation sonore de l’espace ». En un seul titre il résume l’ensemble de mes préoccupations, et me fait tristement regretté la méconnaissance que j’avais alors de sa réflexion sur le sujet, moi qui « bricolait » empiriquement et musicalement dans mon coin depuis cinq années. À mon crédit malgré tout, après les essais cités plus haut au studio 52 du Centre Bourdan, deux œuvres tétraphoniques : L’arbre et cætera (1972) et La valse molle (1973).
Dans sa communication il fait une remarquable prédiction des bonnes questions à se poser encore maintenant, en 2013. Il n’hésite donc pas à critiquer la dimension marchande (non avouée) des projets de « tétraphonie » chez l’habitant (même engouement que pour notre 5.1 récent !) et la difficulté de positionner quatre h-p dans un salon encombré («… Tétraphonie, nouvel avatar d’Euterpe dans la société technologique »).
On peut corriger maintenant l’aspect péjoratif de sa remarque car il parle en fait de multicanal à 4 canaux ne s’inscrivant pas du tout dans ce que je définis comme une démarche holophonique (captation et diffusion à 4 ou 5 ou 6 ou 8 micros/haut-parleurs rigoureusement conjoints et symétrisés pour « un » événement acoustique) ; démarche permettant d’entrer dans le domaine de la sensoricité (champ de la psychologie de la sensation à explorer, prolongement de « la sensualisation de l’espace » de son titre). Il poursuit : « En fait, comme nous le constatons en stéréophonie, si l’auditeur se rapproche trop près de l’une des sources, il tombe sensoriellement dans l’orbite de celle-ci qui devient si dominante que le rôle des autres en est largement minimisé, et qu’en fait, nous sommes dans un système monophonique local assaisonné au paprika spatial »…C’est toute la différence entre une prise de son 4 pistes (ou 4 canaux ou quadraphonique) et une prise de son tétraphonique (ou penta ou hexa) telle que je l’ai expérimentée. Avec ces expériences que j’ai pu mener plus tard dans les années 1990, j’aurais pu alors lui faire entendre la différence entre la pré-parence et la trans-parence du haut-parleur ; par exemple distinction entre La conférence illustrée et égarée du professeur Coustique (stéréophonique/1977) et Le son de choses II : la composition commentée (pentaphonique/2011, titre toujours provisoire) que j’ai diffusée, non, plutôt projetée pendant l’atelier.
Abraham Moles anticipe aussi sur la création d’un « fauteuil à oreilles », type Voltaire, proposant une mini-tétraphonie que bien des concepteurs actuels ont, peu ou prou, mis en œuvre (par exemple, les « Acoustigloos » du GMVL).
Il évoque souvent la « localisation des sources », comme souci principal des professionnels du son ; l’auditeur est la plupart du temps « orienté » par rapport aux haut-parleurs, en position assise, le plaçant en situation d’écoute que je nomme démarcative (re-présentation frontale, axée, de l’acte musical). On pourrait maintenant lui démontrer l’intérêt (déjà dit plus haut) de la situation d’écoute circonvoisine (tentative de présentation dès-orientée de la musique, public en cercle au centre d’une couronne de haut-parleurs).
Il n’est pas systématiquement critique ni pessimiste puisque, plus loin dans son article, il écrit ce qui me mobilise encore ici et maintenant : « La fidélité, c’est un des critères de valeur possible du transfert de la communication. C’est l’idée de la recréation exacte d’un simulacre du monde (je souligne) en un autre point, en un autre lieu, dans laquelle l’idéal, dirons-nous l’idéologie, est de pouvoir procurer la confusion entre le simulacre et l’origine dans une recherche la plus exigeante de tous les caractères sensoriellement existants de ce simulacre. C’est le gradus et parnassum de la fidélité et nous soulignons combien la dernière marche de la pyramide était difficile à gravir » (oh combien ! j’ajoute). Plus loin : « Si l’art est une sensualisation programmée de l’environnement, l’art sonore est-il situé au départ ou à l’arrivée de la chaîne de transmission, et quel est le rôle de l’œuvre de départ si l’on veut juger la valeur esthétique de l’œuvre d’arrivée ? ». On ne saurait mieux dire, belle prémonition professeur Moles !
Si l’on continue de remonter l’histoire vers notre époque présente, l’arrivée du DOLBY SURROUND pour le cinéma (années 80) puis du 5.1 à domicile (années 90) ne va pas faire changer les envies et globalement l’approche technique sauf en quantité et qualité des moyens au service de cette même « orientation », même si l’auditeur va être de plus en plus « entouré ».
Mais la notion d’HOLOPHONIE, qui était plus justement, mais utopiquement, espérée dans les années 70, disparaît du vocabulaire courant au profit du MULTICANAL qui domine les manifestations écrites ou sonores, artistiques ou techniques sur le sujet et que l’ensemble du milieu « son » (des artistes aux industriels) défend en ce terme.
Les dispositifs microphoniques se démultiplient (Cf. article très documenté sur Internet de Claude GENDRE), les restitutions suivent le mouvement, le spectaculaire est incontournable, mais les « contenus » ne semblent pas avoir, encore, rattrapés une telle débauche formelle de pistes (jusqu’à 22.2 canaux pour la N.H.K.). Les exceptions existent, je renvoie au concert de J-M Duchenne et J-F Minjard du mardi 3 décembre où c’est bien le « contenu » qui mène la danse de la spatialité mise en œuvre.
Cela dit, on pourrait se poser la question de savoir si le multicanal commence à 2 canaux (mais dans ce cas l’usage quasi universel est de parler de stéréophonie) ou s’il ne concernerait que l’utilisation de 3 canaux ou plus (vers la myriaphonie évoquée par A.Moles). Les œuvres répertoriées 3 pistes (plutôt que 3 canaux) sont rares ; on trouve dans le répertoire du GRM de l’ORTF la pièce Prélude (1959) de François-Bernard Mâche (pistes : gauche-milieu-droite). En 1960, Iannis Xenakis compose Orient-Occident pour 3 voies séparées 38 cm/s dont une version 4 pistes/1 pouce sera réalisée en 1969.
En effet, le magnétophone 4 pistes 1 pouce ne fait son apparition que dans les années 60 (en chercher l’année d’acquisition au Centre Bourdan, auprès de Francis Coupigny ou Jean-Claude Lallemand par exemple). Une bande magnétique de 1 pouce c’est 4 fois la largeur de la bande magnétique usuelle ! C’est dire la « qualité » de l’inscription du sonore capté sur une telle « quantité » de surface magnétisée : lors de la brève diffusion à l’atelier de mes premiers essais « tétraphoniques » de 1970/1971 nous avons été obligé avec André Dion de baisser de 12dB le niveau de la version numérisée « droite » effectuée quelques jours auparavant à l’INA/GRM. Aucun souffle, une présence du sonore remarquable qui tient aussi au fait, d’importance, qu’il s’agissait bien de prises de son « tétraphoniques » (pour mémoire, 4 microphones concentrés sur 1 événement) diffusées
« droites » aussi, sans retouches aucunes, « dans le jus originel » de leur captation. L’amont et l’aval sont en équilibre maximal, comme en miroir.
Alors que les pièces « quadraphoniques » (très mauvaise conjointure entre la langue latine et la langue grecque, déjà dit), ou « 4 pistes » des années 60, étaient majoritairement conçues en amont soit par mixage de 4 voies monophoniques ou bien par mixage de 2×2 voies stéréophoniques (par exemple en 1963 : Times-five de Earl Brown, pour ensemble instrumental et une conception stéréophonique 2X2 canaux avec, en aval, une projection sonore frontale étagée sur 2 hauteurs de plan). En exagérant le trait, on dirait que l’amont et l’aval était comme deux enfants d’une même mère mais pas du même père…Entre la génération des matériaux (prise de son ou synthèse) et leur monstration haut-parlante publique, un très long chemin était parcouru : traitements divers, montage, pré-mixage, etc…
Concernant ce cheminement historique sur les rives du multicanal, ma pièce de référence « 4 pistes » (comme on disait à l’époque) a été Capture éphémère (1967) de Bernard Parmegiani, que j’ai eu l’occasion de diffuser plusieurs fois. L’occasion et la chance parce que c’est au cours d’une de ces diffusions (à Toulouse il me semble, 69 ou 70 ?) que j’ai eu cette sensation, brève mais mémorable, de ressentir la présence quasi palpable de la matière sonore se cristallisant en plein centre de l’espace (théâtre à l’italienne), à mi-hauteur, hors des haut-parleurs. Une sorte de coagulation substantielle du sonore.
J’avais pu disposer en bordure de scène, à la face, deux haut-parleurs pour « canaliser » les pistes 1 et 2, puis à l’arrière de la salle, deux autres haut-parleurs pour les pistes 3 et 4 : un plan « quadraphonique » horizontal classique. Mais cette salle à l’italienne permettait de positionner deux autres haut-parleurs (3bis et 4 bis) à la face et en hauteur (loges latérales du deuxième ou troisième niveau), ce qui me permettait d’avoir un autre plan quadriphonique mais frontal et vertical. Et c’est au cours de la diffusion, dans un jeu alternant ou mixant les deux plans quadraphoniques, que, par hasard et d’une façon « éphémère » la bien nommée, cette sorte de coagulation s’est produite : une sensation non pas simplement de « quadraphonie » déjà pleinement satisfaisante (surtout dans les mouvements cinétiques) mais une sur-présence de la « substance » haut-parlante principalement, que je nommerai maintenant présence holophonique . C’est cette expérience marquante qui préludera aux modestes essais du studio 52 en 70/71, mais qui me poursuivra jusque dans les années 90, bien plus tard donc, où je multiplierai au studio Delta P de La Rochelle, puis au CNSMDParis, puis au GMEAlbi, ces quêtes holophoniques spécifiques.
C’est dans ma pièce L’arbre et cætera que je chercherai, en 1972 (9 mois de gestation), à retrouver la sensation « capture éphémère », la « coagulation substantielle » de Toulouse et que je vérifierai dans cette expérience compositionnelle que la quadraphonie et la tétraphonie ne sont pas de même nature (quadra et tétra, ça fait deux !).
Dans ce Rondo, j’expose un premier Refrain uniquement réalisé par montage de 52 formes- enveloppes tétraphoniques brèves ; 52 sortes de « mots » ou plus précisément « neumes à la Grégorienne » pour faire une longue phrase en trois sections (très long travail de montage/collage sur de la bande magnétique large de 1 pouce). Une monodie obligée donc, puisque je ne pouvais travailler qu’avec les sons originaux « tétra » inscrits sur l’unique magnéto 4 pistes de la cabine du studio 52. Ensuite je fis des réductions stéréophoniques puis monophoniques de ces 52 éléments originaux tétraphoniques ; je reconstituais alors, en respectant l’organisation syntaxique première des « mots » du Refrain, un second Refrain à partir des sons mono répartis, un à un, sur les enceintes. Ce fut ensuite la réalisation d’un troisième Refrain à partir du mixage synchrone de 6 reconstitutions stéréophoniques « traitées » du refrain (4 voix faisant le pourtour, 2 voix se croisant en diagonal pour occuper le centre de l’espace balisé par 4 H-P) ; l’expérience était de vérifier si en additionnant plusieurs voix stéréophoniques on pouvait s’approcher de la tétraphonie originale. Résultat négatif : à la diffusion, la « saveur » holophonique du premier Refrain tétraphonique original émerge de façon évidente et manque dans le Refrain « multi stéréophonique ». Même constat dans le cours de la pièce où, dans les trois couplets, je « truffe » les développements « multi stéréo » mixés de moments purement tétraphoniques (toujours par montage aux ciseaux « obligé » : un seul magnéto 4 pistes), évènements parfois même très brefs (moins de deux secondes). Ces inserts holophoniques (ici tétraphoniques) font des effets de rupture explosive de l’espace, ou de dilatation instantanée de la substance…expérience à vivre.
III – Multitude ou Globalité – Quoi des perspectives holophoniques ?
On pourrait, pour en finir momentanément et en simplifiant un peu, dire que deux grandes approches de la réalisation haut-parlante sont envisageables, sans exclusives. Mais que ces deux voies ne pèsent pas du même poids ni qu’elles ont les mêmes objectifs, c’est à vous de naviguer…à l’ouïe.
La voie la plus empruntée reste celle qui, dans l’amont de l’œuvre, privilégie la composition en appui sur des techniques de transformations et transmutations complexes d’éléments/matériauxdivers. En aval, le développement du multicanal accueille ces techniques bras ouverts et encourage une certaine démarche « en appui sur la multitude » (formulation à approfondir) où, disons dans un premier temps, la totalité quantitative des moyens de produire et gérer du son dans un espace, par une haute technologie, est satisfaisante (s’informer du Festival du Son Multicanal de cette année par exemple). C’est la voie la plus conforme au milieu musical contemporain actuel.
Dans l’autre voie, plus expérimentale, moins coûteuse parce que moins scientifique, et par là ayant moins pignon sur rue, j’élargirai la notion de réalisation haut-parlante en l’appliquant à d’autres démarches, d’autres contextes, d’autres visées et donc d’autres populations d’acteurs et de curieux de la chose haut-parlante. Cette deuxième nature de réalisation haut-parlante s’inscrit pour moi dans le grand champ de « l’auralité », toutes formes d’accessions à celui-ci comprises, et peut donc déborder le haut-parleur lui-même : car la musique électroacoustique m’est toujours apparue comme une musique appartenant à une plus large tradition « orale » comme on dit, et que j’affirme en l’écrivant « aurale » (auris, l’oreille). On pourrait parler de démarches « en appui sur la globalité » et non pas sur la multitude (formulations encore une fois à approfondir).
D’expériences vécues, je peux retrouver ces « formes de penser et de faire des objets sonnants de tradition aurale » aussi bien chez les musiciens traditionnels (Auvergne, Bretagne, Pays Basque), que chez les audio-naturalistes (Fernand Deroussen représentant cette semaine cette démarche), que chez les improvisateurs non-idiomatiques, que chez les « phonographeurs » (Jean-Léon Pallandre et Marc Pichelin avec leur Compagnie Ouïe-dire), et d’autres encore.
Ce qui caractérise ces « sociétés de l’auralité » apparemment disparates, c’est une propension à privilégier le contexte plutôt que le texte : se soucier de l’environnement des êtres et des choses qui les touchent, de s’en imprégner avant d’agir, d’être rigoureux quant au trajet qui s’effectuera en relation avec ces êtres et ces choses. Savoir conter le monde qu’on a la chance de voir bouger, et accepter de bouger avec lui.
Dans la première voie par contre, la « contemporaine » pour faire court c’est le texte qui est déterminant, qui mobilise les énergies : il s’agit de réussir à engendrer un objet remarquable par sa résistance (éventuelle) au temps, un objet voulu indélébile sauf s’il finit, avec le temps qui passe, par se répandre fertilement sur le contexte qui l’accueillerait, maintenant ou plus tard. Les deux voies sont respectables et parfois, peut-être, peuvent se croiser.
Mais je laisse pour l’heure ces généralités, pour retourner à ce complément d’atelier orienté vers l’holophonie, et donc sur les démarches à entreprendre ici et maintenant pour ne pas freiner son avancée, si on y trouve quelque intérêt.
En démarche holophonique, il faut être convaincu que l’amont est déterminant, et que l’aval devra s’y soumettre. Je vois donc dans la captation microphonique multicanal bien des pistes à poursuivre. Il faut toujours commencer par « renoncer » si l’on veut adopter une attitude expérimentale. Par exemple, pour voir, on peut laisser de côté momentanément les prises de son objet par objet qui, après montage, traitements divers, pré-mixages sont inclus, en tant que « parties » dans un « tout » qui est la composition finale (méthode classique) ; ce serait donc renoncer à une sorte de démarche par la « multitude » des actions à entreprendre.
On peut alors tenter des prises de son « holophoniques », des « tournages » de séquences entières « déjà » composées. Approche « globale » (plutôt que « multitude » d’actions) qui est celle pratiquée quand on réalise des phonographies comme celles présentes dans « Le son de choses » : c’est ce qui se passe en un certain lieu, en un certain moment, avec certaines personnes, qui devient la composition tout au moins une partie de celle-ci. Une composition adventice, on pourrait dire, à compléter ultérieurement si besoin est, par des mixages divers (nous ne sommes plus en 70 au studio 52 de Bourdan avec un seul magnétophone 4 pistes).
Un tournage tétraphonique (4 microphones placés en croix, positionnés à hauteur d’oreille comme un parapluie) permet déjà d’expérimenter le pouvoir du microphone à vous faire entendre…ce que vous entendez du monde. Car les haut-parleurs seront là pour vous donner, comme le miroir le fait, un reflet du monde auquel vous avez choisi d’être sensible ; mais, encore mieux si vous travaillez bien votre instrument, ce ne sera pas le reflet « objectif » de ce monde-là mais le reflet de ce que « vous » entendez intimement du monde. Une bonne prise de son est une prise de sens, le sens que l’on donne, soi, aux choses de ce monde.
Autre proposition de travail avec ce dispositif de prise de son (élémentaire par rapport aux systèmes développés un peu partout, mais suffisant) : ce serait non pas de tourner des séquences-évènements de la vie quotidienne (collectage), ou des phonographies, mais de « composer » pour un espace déterminé une séquence acoustique organisée avec l’aide soit de musiciens, soit de petites mécaniques diverses, soit d’animaux de compagnie bien dressés (tout est bon pour expérimenter !), et faire le « tournage tétraphonique » de celle-ci. Prévoir des gros plans, des plans lointains, des déplacements, et cætera: faire une partition spatio-temporelle qui sera interprétée autant de fois qu’il le faut jusqu’à la bonne prise. Je n’ai effleuré ce dispositif qu’une seule fois (la fin de Fragments, pour mémoire, fiction-documentaire sur le CNSMDP, image et son hexaphonique) ; ce moment me faisait penser à une « nature morte », les évènements acoustiques se produisant en boucle, sans variation notable. Cela me semble un bon exercice ; j’y reviendrai un jour.
Par ailleurs vous avez fait diverses tentatives de prise de son multicanal dans le stage de composition multiphonique, bien sûr dans l’urgence propre à tout stage. Mais il y a eu aussi le concert d’œuvres pentaphoniques des étudiants de la classe d’André Dion au Zoo d’Amiens (collectage in situ) ; bref, ces différents éclairages ne peuvent qu’enrichir le questionnement sur des démarches
« globalisantes ».
Et depuis, vous avez eu le temps de réfléchir : ré-fléchir c’est se pencher à nouveau sur quelque chose qui à soulevé votre intérêt, quelque chose qu’on a sous le pied, souvent sans s’en apercevoir…
J’arrête là ce complément, le récit de ces bribes d’expériences, il reste encore trop à dire ; mais surtout il faut laisser de la place à l’échange pour éviter les malentendus si courants dans les domaines du son. Ces remarques ont été écrites un peu rapidement, beaucoup de points sont à confronter à d’autres expériences artistiques ou scientifiques : chaque chose en son temps, comme on dit.
C’est donc une sorte de « à suivre » qu’il faut nous souhaiter, ici ou là. Bon travail à tous.
A.S. 10 décembre 2013
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